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La polysémie verticale:
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Qu'un mot puisse avoir deux signifiés dont les concepts s'incluent de manière taxinomique n'est pas un phénomène rare. Nous verrons même qu'il s'agit d'une constellation lexicale extrêmement intéressante dans la mesure où elle est capable de falsifier plusieurs postulats de la sémantique lexicale. Il est par conséquent assez étonnant que ce phénomène n'ait encore jamais été systématiquement décrit. Certains faits sont mieux reconnus quand on leur attribue un nom, et cela est le cas pour la structure lexicale, dont il est question ici. Je propose donc, pour rendre compte de l'ambiguïté d'un mot et de la subordination de ses significations, de l'appeler la polysémie verticale.1
Il faut, pour décrire un phénomène, le postuler, et pour le postuler, il faut en avoir une hypothèse. Considérons donc cette hypothèse lexicologique: un mot, voire un signifiant, exprime deux contenus (signifiés) en relation d'inclusion conceptuelle. En tenant compte de notre exemple homme, la chose paraît concevable. Néanmoins, selon différentes théories sémantiques (structuralistes et cognitives), ce phénomène ne devrait pas exister. De leurs points de vue, 'homo sap. masc.' n'est qu'une variation contextuelle ou prototypique du contenu 'homo sapiens', sans pourtant pouvoir être reconnu en tant que propre signifié. Nous tenterons de mettre en évidence notre hypothèse par la description de cas potentiels dont les conditions linguistiques et conceptuelles devront ensuite être discutées. Les conclusions devront se faire par rapport aux théories sémantiques courantes et inviter à une discussion à propos de la polysémie verticale. Il va de soi que le début d'un tel débat ne peut être qu'un tour d'horizon qui confronte une certaine interprétation du matériel linguistique à différentes positions théoriques.
Sur les pages suivantes seront d'abord présentés
les deux éléments constitutifs de la polysémie
verticale, la polysémie et l'hyponymie, et
les problèmes qu'ils posent au niveau théorique
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Pour en revenir à la polysémie verticale du mot homme, on peut se poser la question, pourquoi ce phénomène concerne un domaine si sensible que celui des sexes humains. Ici, la sémantique doit tenir compte du fait que le monde notionnel des locuteurs est de nature profondément anthropocentrique. D'ailleurs, à y réfléchir, cette constatation n'a rien d'étonnant. Il est évident qu'une certaine espèce biologique développe un système conceptuel adapté à son mode de vie et non orienté vers une ontologie absolue, dont l'être humain (!) ne peut avoir la moindre idée. C'est notre subjectivité naturelle qui fait croire à la plupart d'entre nous que nous avons des connaissances "objectives" du monde. Une simple analyse cartésienne suffit à comprendre que nous ne décrivons pas le monde comme il est, mais comme nous le percevons, et bien entendu nous percevons plus exactement ce qui nous est proche et plus vaguement ce qui nous est distant. De plus, comme l'a fort justement constaté le philosophe Hilary Putnam (1975) qui prône une distinction entre savoir d'expert et savoir quotidien (Expert and Folk Categories), nous le percevons plus ou moins exactement selon nos intérêts et notre rôle social.
Il s'en suit que l'ambiguïté de homme ne peut pas être expliquée par quelconque principe d'économie linguistique (un mot pour deux contenus), puisque les deux significations sont des idées centrales de toute conception humaine du monde et qu'il n'apporte aucun avantage de priver un concept de telle importance d'une propre expression lexicale. L'ambiguïté de homme ressort plutôt des systèmes politiques, sociaux et idéologiques qui ont accompagné la langue française durant le plus grand temps de son évolution. Tout le monde sait qu'il s'agissait d'une culture profondément patriarchale dont nous n'avons même aujourd'hui pas encore éliminé tous les vestiges.2 Ceci dit, il faut également reconnaître que la sémantique de homme 'être humain' est d'un point de vue encyclopédique plutôt civique que biologique, elle reflète la notion du zôon politikon. Vu qu'on peut admettre une certaine évolution culturelle en faveur de l'émancipation de la femme, il faut croire que la structure sémantique du lexique est inerte par rapport à l'évolution des murs qui est en même temps une évolution conceptuelle. Nous pouvons donc attendre que l'acception 'homo sapiens' de homme va à la longue disparaître et considérer que son ambiguïté n'est qu'un débris linguistique de notre passé archaïque.
Quand un mot a plus d'une signification, comme par exemple gorge, qui désigne un organe et un paysage (p.ex. Gorge du Tarne), certains appellent cela la polysémie, d'autres la variation contextuelle et encore d'autre l'homonymie. Malgré les célèbres controverses à propos de l'ambiguïté sémantique, l'attention des linguistes n'a jusqu'à ce jour guère été attirée par les lexèmes dont les différentes significations sont en relation d'hyponymie. Cette relation entre deux mots, voire entre leurs sens respectifs, correspond à une inclusion conceptuelle, comme celle des concepts exprimés par arbre et sapin: le premier est l'hyperonyme du second, alors que celui-ci est l'hyponyme du premier. Pour ce que je propose d'appeler la polysémie verticale, on peut constater qu'un signifiant est relié à plusieurs signifiés et que deux de ces signifiés sont en relation hyponymique. Il s'agit donc d'une synthèse de la polysémie et de l'hyponymie, comme le montrent les exemples suivants:
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Il est clair que le concept qui correspond à 'fumer de la drogue' est inclu par celui qui correspond à 'fumer (en général)' (1a), tout comme le concept d'un 'véhicule automobile' l'est par celui de 'véhicule (en général)' (1b): fumer de la drogue, c'est fumer, et une automobile est un véhicule monté sur roues.
D'une manière générale, on peut distinguer trois types d'ambiguïté lexicale selon le rapport sémantique des contenus. Les significations d'un mot peuvent être identiques au niveau de la représentation lexicale et se distinguer uniquement dans leurs contextes syntagmatiques et pragmatiques (3a), elles peuvent être nettement distinctes au niveau lexical tout en présentant une relation extralinguistique (3b), et peuvent finalement n'avoir aucune relation sémantique (3c):
À propos de l'ambiguïté du sens, la recherche en sémantique propose les solutions suivantes: l'hypothèse "monosémique" part du principe que l'ambiguïté sémantique n'est qu'un effet contextuel normal qui ressort de l'interprétation pragmatique d'un nucléus sémantique correspondant au signifié, seule exception: l'homonymie (p.ex. voler 'se déplacer dans l'air'/'prendre sans droit de possession'). L'hypothèse "polysémique" voit trois types d'ambiguïté sémantique:3 la variation contextuelle, c'est-à-dire les différentes interprétations pragmatiques d'un signifié monolithique, la polysémie qui est une constellation dans laquelle un signifiant exprime plusieurs signifiés reliés entre eux par une motivation extralinguistique, et l'homonymie comprise comme une isomorphie fortuite de différents signifiants n'ayant aucune correspondance sémantique (cf. p.ex. Koch sous presse: 6-9). Finalement, l'hypothèse "homonymique" interprète toute ambiguïté sémantique en homonymie, sauf s'il s'agit de variation contextuelle au sens strict (cf. Coseriu 1964). Par conséquent, cette hypothèse est également "monosémique" dans la mesure où un lexème ne peut y avoir qu'un signifié.4 Elle se distingue de la première par le fait qu'elle conçoit le signifié rigide envers les variations contextuelles. Par rapport aux exemples ci-dessus (3), une comparaison graphique des trois hypothèses montre nettement l'état des choses:
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Fig. 2: Les trois hypothèses à propos de l'ambiguïté sémantique des mots
Tout le monde est d'accord à propos des strictes variations contextuelles du type (3a) et des strictes homonymies du type (3c). Il y a divergence là où il s'agit de cas du type (3b). L'hypothèse qui y voit la polysémie a, d'un point de vue structuraliste, l'inconvénient de devoir recourir a des "valeurs" extra-linguistiques pour reconstruire la motivation polysémique. Les hypothèses monosémique et homonymique par contre sont consistantes dans la mesure où elles ne quittent pas le niveau saussurien de la "langue". Mais cette fidélité envers la "structure" pose de sérieux problèmes dans l'analyse concrète du lexique: comment peut on justifier que gorge 'organe' et gorge 'paysage' sont des interprétations pragmatiques d'un signifié identique ? Qu'est-ce que ces deux situations pourraient avoir en commun, à part peut-être le sème 'matérialité' ? C'est une figure perceptive, une gestalt, donc un phénomène nullement linguistique, qui est le plus plausible. Il serait donc conséquent, si l'on ne veut absolument pas quitter le système "langue", d'opter pour l'hypothèse homonymique. Mais comment fermer les yeux sur le rapport manifeste qu'il y a entre les deux concepts, sans mettre à l'écart le principe économique qui munit chaque langue d'un inventaire important de mots ambigus du type (2b) ?5 Pour décrire la polysémie verticale il faut bien entendu s'en tenir à l'hypothèse polysémique, car d'après les hypothèses monosémique et homonymique, ce phénomène ne peut pas exister.
Parmi la multitude des relations sémantiques, les seules qui soient pleinement formalisables, ce sont l'opposition sémantique et, plus parfaitement encore, l'hyponymie. La formalisation de l'hyponymie peut se faire d'après deux modes: en termes de sémantique structurale (cf. Hjelmslev 1957, Greimas 1966, Pottier 1968) et en termes de sémantique logique (cf. Frege 1971, Carnap 1956, Heger 1976). Y correspondent les définitions suivantes:
a) Définition de l'hyponymie en termes de sémantique
structurale:
L'hyponymie est une relation entre deux lexèmes dont les
signifiés sont en rapport de parfaite inclusion. Le sémème
hyponymique présente tous les sèmes qui sont également
propres au sémème hyperonymique plus au moins un
sème. La 'femme' en tant que sémème hyponymique
de l' 'être humain' p.ex. détient tous les sèmes
de l'hyperonyme plus celui de la distinction sexuelle.
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b) Définition de l'hyponymie en termes de sémantique
logique:
Dans la sémantique logique, un concept ressort d'une équivalence
logique entre un ensemble intensionnel (propriétés)
et un ensemble extensionnel (exemplaires d'une classe ou d'une
catégorie). L'intension du concept représenté
à l'aide du signifié 'femme' contient des traits
sémantiques comme p.ex. {mammifère, bipède,
vie en société, locuteur, féminin}. Son extension
est actuellement à peu près quantifiable en divisant
la population humaine par deux. En ces termes, l'hyponymie est une relation
entre deux concepts (réalisés par un ou plusieurs
signes) dont l'ensemble intensionnel hyponymique inclue l'ensemble
intensionnel hyperonymique et dont l'ensemble extensionnel hyperonymique
inclue l'ensemble extensionnel hyponymique.
c) Formules de l'hyponymie d'après a) et b):
Il reste à voir s'il est justifié de suggérer
une structure conceptuelle complètement formalisée,
car celle-ci est non seulement encyclopédique, mais également
psychique. Lorsqu'il s'agit de concepts lexicalisés,
on peut tant bien que mal satisfaire aux critères formels
à l'aide de phrases d'inclusion générique,
comme nous les avons déjà rencontrés avec
les exemples (1b) et (1d). Mais les exemples (1a) et (1c) ont
montré que ceci ne fonctionne pas en cas de polysémie
verticale. Apparemment il s'agit d'une interférence qui
montre que le principe taxinomique est non seulement propre aux
structures sémantiques du lexique, mais également
à celles de l'encyclopédie mentale. Au fur et à mesure
de notre étude, nous rencontrerons à plusieures
reprises le problème de la double nature du principe taxinomique,
qui est (méta-)linguistique et conceptuel.
Les descriptions et les analyses qu'on peut faire de la polysémie verticale dépendent de deux points de vue: Il faut d'un côté observer la réalisation linguistique des concepts qui représentent dans notre conscience le monde, et de l'autre côté prendre connaissance de ces concepts en analysant le potentiel significatif des éléments linguistiques. En termes traditionnels, l'onomasiologie cherche les expressions aptes à exprimer un certain contenu ("comment s'appelle la chose y ?"), alors que la sémasiologie décrit le contenu par rapport à l'expression ("que veut dire le mot x ?"). La polysémie p.ex. est un constat sémasiologique: deux signifiés pour un signifiant (gorge 'organe'/'paysage'). La synonymie, en revanche, est une observation onomasiologique: deux signifiants pour un signifié (gorge - gosier). Bien entendu,
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En prenant tout simplement les catégories de l'encyclopédie "mentale" ou commune, c'est-à-dire le savoir ratifié au sein d'une société, on peut facilement reconnaître s'il y a une certaine motivation conceptuelle à une constellation sémantique ou non. Dans les pages suivantes, je vais procéder à une analyse d'exemples (lexicaux) choisis dans différents domaines encyclopédiques. Ces domaines sont définis au plus haut niveau d'abstraction pour permettre un tour d'horizon plus ou moins complet. En même temps chaque domaine nous livrera une série d'exemples. Les domaines encyclopédiques à discuter sont les suivants:
A: B: C: |
Les catégories biologiques Les catégories culturelles et abstraites Les catégories propositionnelles |
Les catégories biologiques seront traitées de manière plus détaillée pour discuter la motivation extra-linguistique de la distinction sémantique du sexe et les bases associatives de l'anthropocentrisme. Les exemples demontreront également l'impact lexical de ce que Putnam nomme les catégories d'expert, qui est d'ailleurs nettement plus fort dans le domaine biologiques que pour les catégories culturelles. Celle-ci nous serviront de point de départ pour une brève discussion de la sémantique du prototype et du frame. Les catégories propositionnelles qui regroupent toute notion d'action, d'événement et d'état fourniront des explications à la situation différente de la polysémie verticale des verbes par rapport à celle des noms.
En sémantique lexicale, les descriptions sont déterminées par la notion de ce qu'est la "signification" d'un mot. Définitions et méthodes de la sémantique structurale se distinguent de différentes approches conceptuelles qui de leur côté se divisent selon leurs conceptions cognitives. L'ensemble des problèmes théoriques et méthodiques qui concernent le sens et la polysémie verticale est recouvert par les sujets énumérés ci-dessous:
I: II: III: |
La conception des champs sémantiques Les dimensions cognitives des concepts La valence |
Pour rendre compte des problèmes de la sémantique structuraliste vis à vis de la polysémie verticale, il faudra exposer l'impact et la méthodologie de la théorie du champ lexical. Vis à vis de la polysémie verticale les différentes approches de la sémantique cognitive mènent à de différents résultats selon leurs conceptions de la nature des catégories cognitives qu'il faudra discuter. Finalement, la dimension syntagmatique, voire valencielle, du sens nous mènera aux problèmes de la distinction entre la polysémie verticale et la variation contextuelle.
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Comme l'homme, la bête subit parfois la disambiguation linguistique de son sexe par la polysémie verticale, et, tout autant que la femme n'est pas un homme, il faut convenir que la vache n'est pas un buf ! Le mot buf (cf. 4a), qui désigne tous les 'bovins domestiques', ce qui inclut aussi les vaches, n'est pas reliable à la 'vache' dans une proposition générique du type x est y, qui normalement confirme une relation hyponymique. Ce qui paraît fascinant dans cette affaire, c'est la distinction du trait sexuel. Nous avons vu que l'ambiguïté sémantique du lexème homme s'explique plutôt par la projection politico-sociale du sexe humain que par une conception biologique. Au niveau des concepts zoologiques (en excluant donc le zôon politikon), la polysémie verticale autour de l'opposition des sexes n'est pas forcément structurée au frais du féminin, comme le montrent deux des exemples suivants:
Le mot fr. chèvre (4d), tout comme l'all. Katze (4b), présente en effet une polysémie verticale de nature "matriarchale". Vu le même type d'exploitation des bufs (4a) et des chèvres, cette répartition différente des sexes suggère que la distinction sexuelle n'est pas un élément constitutif de la polysémie verticale. La comparaison entre all. Katze et fr. chat ne peut d'ailleurs mener qu'au même résultat. Le mot mouton (4c) se trouve dans une constellation lexicale identique à celle du mot buf dans la mesure où l'un des signifiés désigne le mâle châtré et l'autre l'espèce en général.6
Nous retrouvons, là aussi, le principe anthropocentrique de notre système conceptuel: Les exemples ci-dessus concernent essentiellement des animaux apprivoisés. Dans le domaine des animaux sauvages, dont le sexe est moins saillant pour l'être humain, cette distinction lexicale est rare et plus probable pour des mammifères que pour des insectes. L'expression lexicale du sexe animal semble donc en premier lieu dépendre de l'attention et de la connaissance qu'a l'être humain par rapport à un certain animal, et en second lieu de la ressemblance qu'a ce genre avec l'homme. Bien entendu, ce critère de similarité découle également de l'anthropocentrisme qui décidément représente un principe universel de notre système conceptuel. Les lexèmes français ci-dessous désignent des animaux sauvages:
(5) | Lexèmes qui désignent des animaux sauvages.
a. abeille 'hyménoptère produisant cire et miel' b. ours 'mammifère carnivore plantigrade (ursidae)' (cf. ourse 'femelle de l'ours') c. éléphant 'grand mammifère ongulé (proboscidiens)' (rare: éléphante) d. souris 'petit mammifère rongeur (muridae)' e. moineau 'oiseau à livrée brune striée de noir (passerinae)' f. requin 'poisson sélacien (squales)' g. baleine 'mammifère marin (cetacea)' h. mouche 'insecte diptère (brachycera)' |
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De tous ces exemples, seules les catégories de (5a) et (5b) connaissent une distinction lexicale du sexe (sous réserve aussi (5c), cf. le mot rare éléphante). L'abeille est un cas remarquable parce que c'est un des rares insectes auxquels le vocabulaire attribue un sexe. Les insectes sont en général traîtés comme la mouche (5h) dont on ne distingue pas le sexe. Qu'on le fasse chez les abeilles s'explique par l'exploitation de cet insecte en tant que producteur de miel. Le comble, c'est la distinction entre exemplaires féminins se reproduisant ou non. Cela rappelle un peu le cas du buf. (5b) et (5c) présentent des polysémies verticales plutôt blêmes, étant donné que le sexe féminin est exprimé par un mot qui n'est qu'une variation morphologique du lexème qui désigne le genre et le mâle. De plus, cette variation est flexionnelle et la substance du morphème de flexion est minime pour (5c) et phonologiquement inexistante pour (5c) (ours et ourse sont homophones). Les exemples (5d-h) n'ont pas de marquage lexical du sexe. La différence sexuelle des souris p.ex. (5d) ne se répercute pas dans le vocabulaire français, puisque souris n'a aucun hyponyme marquant la différence sexuelle.7
L'exemple du marquage lexical du sexe animal montre clairement deux principes fondamentaux de notre système conceptuel, la contiguïté et la similarité (cf. Koch 1987, Jakobson 1974: 119-122). En effet, le critère anthropocentrique semble être satisfait à chaque fois qu'un concept nous est proche ou nous ressemble. La contiguïté et la similarité sont conçues comme mechanismes associatifs de base de la conscience humaine (conscient + inconscient). La contiguïté, connue en linguistique comme fondement de la métonymie (p.ex. Pékin pour 'le gouvernement chinois'), relie des concepts qui se trouvent typiquement en rapport situationnel (même moment, même lieu, même circonstance, etc.), alors que la similarité, condition de la métaphore (p.ex. l'hexagone pour 'la France'), correspond à une comparaison figurative de deux concepts, qui n'ont d'ailleurs souvent aucun autre rapport (cf. ex. 3b, gorge).
Tout autant que le sexe ou l'âge, les différences entre catégories d'experts et catégories quotidiennes (Expert et Folk categories, cf. Putnam 1975) peuvent être la cause de polysémies verticales dans le vocabulaire biologique. En effet, le système conceptuel d'un botaniste impose une vue infiniment plus détaillée p.ex. des fleurs, que ce qui correspond aux idées du commun des mortels. Un mécanicien voit un moteur à explosion avec d'autres "yeux" que d'autres, parce qu'il en sait plus et que, par conséquent, son imagination en est nettement plus riche.8 Une révision des exemples (4) livre une démonstration de l'affinité de la polysémie verticale aux catégories d'expert:
Nous voyons ici (4') des cas de polysémie verticale qui recouvrent plusieurs niveaux d'abstraction. Un ou deux niveaux d'abstraction sont superposés sur ceux des catégories quotidiennes présentées par les exemples (4). Les exemples nous montrent que la polysémie verticale peut être multiple, c'est-à-dire avoir plus de deux signifiés superposés dans une taxinomie. Les lexèmes buf (4a'), mouton (4c') et chèvre (4d') désignent
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En examinant de plus près les
Fig. 3: Dénominations de la taxinomie bovine |
Qu'il s'agisse ici d'un champ sémantique n'est pas du tout évident et se trouve en ferme contradiction avec les définitions classiques du champ sémantique.10 Pourtant, on voit bien qu'il n'est pas insensé d'établir un champ autour de ces dénominations, voire autour de leurs signifiés respectifs. Il est donc nécessaire de discuter la conception du champ sémantique.
Pour la définition d'un champ sémantique, partons du point de vue élaboré notamment par Pottier (1968, 1974) et Coseriu (1964, 1968) qui le conçoivent déterminé par de strictes oppositions entre ses membres, comme dans le cas de tulipe, rose, muguet, etc.: On ne peut jamais vouloir dire 'rose' quand on dit tulipe. L'opposition stricte est assurée par un archisémème qui doit pouvoir être déduit même s'il n'existe pas de lexème
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Le problème de ces positions structuralistes n'est pas en premier lieu leur rigidité vis à vis du critère taxinomique, mais plutôt le principe dualiste de l'opposition, qui fait du champ sémantique un espace bidimensionnel, alors que déjà la condition de l'archisémème suggère un champ sémantique à trois dimensions. D'après le principe bidimensionnel, le champ sémantique des fleurs ne contient pas le mot fleur et son signifié, alors que la prise en compte de la troisième dimension, que j'estime dans ce cas plus adéquate, oblige à impliquer l'archisémème. Ceci a de sérieuses conséquences, puisque pour un champ démuni d'archilexème, comme celui des couleurs, il faut alors soupçonner une sorte "lacune lexicale". Mais pis en cas de polysémie verticale: la théorie du champ sémantique à deux dimensions doit y nier l'existence de l'hyponyme respectif (p.ex. 'homo sap. masc') et l'intégrer dans le signifié archisémème qui, de son côté devient membre du champ. Cela va à dire qu'un 'homme' n'est pas un 'homme', parce que le signifié 'homo sapiens masculinus' n'existe pas. Mais évidemment le principe de l'opposition lui-même fait de cette supposition une contradictio in adiecto, car le sème qui établit une opposition entre deux signifiés ne peut en même temps exister et ne pas exister.
Tandis que la conception bidimensionnelle du structuralisme ne connaît que des champs privatifs (type rose - tulipe, etc. ou bleu - blanc, etc.) ou inclusifs (type homme - femme), les champs à trois dimensions peuvent être saturés de signifiants (les 'fleurs'), contenir un signifiant à polysémie verticale (les 'êtres humains') ou présenter une lacune lexicale hyperonymique (les 'couleurs'). Dans ce dernier cas, le langage nous permet de combler la lacune par des quasi-hyperonymes (Lyons 1977: 299) qui, comme couleur ou métier, dénominent un champ lexical, sans pour autant en être l'hyperonyme.11 En ce qui concerne la polysémie verticale, on comprend mieux maintenant, pourquoi la sémantique structurale doit y voir une constellation monosémique, alors qu'elle interprète toute autre polysémie (à base métonymique ou métaphorique) en homonymie (école 'institution scolaire' serait l'homonyme d'école 'cours' et tout deux seraient des homonymes d'école 'bâtiment scolaire', cf. 2.1).
Les premiers résultats de l'examen onomasiologique des catégories biologiques (3.A) et la polysémie verticale en général confirment l'importance méthodique du champ sémantique tridimensionnel. On a vu qu'une polysémie verticale présuppose une différenciation sémique qui ne peut être constatée que par la présence d'un ou de plusieurs co-hyponymes, voire par la présence d'un champ sémantique tridimensionnel! (p.ex. 'bos mascul.' dans le champ lexical des bovidés). D'ailleurs, on a aussi pu voir que le type encyclopédique de distinction sémantique est en interdépendence avec le nombre de co-hyponyme d'un champ. Quand il s'agit du sexe, le champ n'a jamais que deux co-hyponymes, exceptés les bufs et les abeilles. Les fleurs en revanche ont un nombre supérieur de co-hyponymes. Ces faits ne peuvent être élucidés qu'à un niveau mental, il touchent à la structure cognitive de notre conscience. On devra y revenir (3.II).
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Les décalages entre catégories quotidiennes et catégories d'expert varient selon le domaine encyclopédique concerné. Alors que ces divergences conceptuelles sont généralement très marquées dans le domaine biologique, les catégories culturelles varient selon leur degré d'abstraction, car elle répondent per se au critère anthropocentrique. Voyons tout d'abord quelques exemples:
(6) La polysémie verticale dans les catégories culturelles et abstraites | ||||||||||||||||||
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On trouve ci-dessus plusieurs cas de polysémie verticale qui impliquent des catégories d'expert. Le mot gaz (6h) en est l'exemple le plus frappant. Le sens général (hyperonymique) en est d'usage que dans des contextes scientifiques (chimie, physique). Il en va de même pour le mot drame (6f) qui obtient son sens général surtout dans des milieus littéraires. Pour procès (6g) et fumer (6a) c'est l'hyponyme qui est de préférence exprimé par les experts, par contre la distance conceptuelle entre le quotidien et l'expertise n'y est pas très marquée: Ce ne sont pas seulement les consommateurs de haschisch qui emploient fumer dans le sens de 'fumer de la drogue'.12 Dans le cas de procès 'processus juridique', il faut admettre que cet usage est absolument normal pour le locuteur "quotidien" et que l'on ne peut discerner la catégorie d'expert que dans les débuts historiques de cette acception (d'après le Petit Robert s.v. procès au XIVème siècle).
Outre la superposition lexicale de catégories quotidiennes et de catégories d'expert, on peut décrire les exemples (6) en termes d'effets prototypiques (Rosch 1978: 98-41, Kleiber 1990: 152s., Lakoff 1987: 58-67, Taylor 1989: 46-51). D'après la sémantique du prototype, la structure interne des catégories est organisée selon une représentation mentale "idéalisée", c'est-à-dire prototypique, d'un élément de cette catégorie. La catégorisation d'un événement est d'autant plus facile que celui-ci ressemble au prototype. Évidemment les concepts subordonnés à cette catégorie peuvent également présenter plus ou moins de similarité avec le prototype. On peut donc se poser la question, si la polysémie verticale peut être motivée par de tels effets prototypiques. Dans les cas (6b, d, e, f, g, h), il est incontestable que le concept hyponymique est absolument central dans le
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Tout comme la sémantique du prototype est (dans sa version
"étendue", cf. Kleiber 1990: 147-156) totalement
basée sur des associations de similarité, la sémantique
du frame se fonde sur des associations de contiguïté,
et en fait ces nouvelles théories ne présentent que
les idées d'Aristote, de Hume et de beaucoup d'autres sous
de nouvelles étiquettes. Peut-être le seul point qui, à côté de
l'hypothèse du niveau de base (cf. Kleiber 1990: 78-98),
soit vraiment inédit, se trouve
dans ce que Kleiber appelle la version "standard" de
la sémantique du prototype (cf. Rosch 1978: 29-31,
Kleiber 1990: 45-47).
Cette version, entre-temps rejetée par son "inventrice"
(cf. Rosch 1978: 40), suppose une organisation prototypique
L'examen des catégories culturelles et abstraites montre qu'une description en termes associatifs peut être fructueuse. Mais, si ce mode de description peut servir, il faut se demander comment. Comment intégrer les termes encyclopédiques, qu'ils soient concipés de nature sociologique ou psychologique, dans la conception du signifié et du champ sémantique ? Et comment rendre compte des relations cognitives spécifiques de la subordination conceptuelle ? Quel modèle sémiologique devons nous présupposer quand nous parlons de signifiés et de concepts ?
On a vu que l'anthropocentrisme du système conceptuel humain peut être traduit en termes de similarité et de contiguïté (cf. 3.A). Koch (1987) propose d'y voir également des "canaux" de structuration langagière (cf. Jakobson 1974: 119-122). Ceux-ci correspondent aussi aux méchanismes constitutifs décrits dans les sémantiques du prototype et du frame (cf. 3.B). Nous avons donc d'un côté le principe taxinomique
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Du point de vue de la sémantique structurale le biais sémasiologique de la description du signe aboutit au signifié, reconstruit à l'aide de tests de commutation (cf. Hjelmslev 1957). Il ne représente pas un contenu psychique, mais un faisceau de valeurs systématiques dans le sens où l'emsemble des structures d'une langue donnée est un système. Du point de vue de la "sémantique cognitive" le biais sémasiologique concerne les concepts qui correspondent aux lexèmes. Depuis le début du mouvement "cognitiviste", qui se voit lui-même en opposition au structuralisme (cf. Geeraerts 1988: 655ss.), il y a aussi eu des propositions pour intégrer les niveaux systématique et encyclopédique (Raible 1983, Kleiber 1990, Koch 1996, Blank 1996, Bierwisch 1983). Le modèle sémiologique présenté ci-dessous provient de Raible (1983: 5) et distingue au sein du signe (signum) la réalisation phonétique (nomen), le signifiant (signans), le signifié (signatum), le désigné (designatum) et le référent (nominandum/denotatum):
Ce qui intéresse la sémantique lexicale, ce sont
le signifié et le désigné qui représentent
l'instance sémantique d'un mot dans une langue et le concept
cognitif correspondant. Ce dernier est le niveau de la motivation
des structures lexicales et il est important de déceler
les relations et les types de relation qu'il peut y avoir entre
les concepts, voire les désignés. Or, la littérature
à ce sujet n'est pas univoque et se divise en à
peu près deux courants qui proposent en principe les solutions
suivantes: le réseaux des concepts est une structure
La description de la polysémie verticale en termes de "prototype" semble être raisonnable dans le cadre de l'interprétation plus concervatrice de la "version standard",
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Les catégories propositionnelles représentent une
notion
(7) | Catégories propositionnelles verbales | ||||||||||
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On peut procéder à une analyse des concepts correspondant aux exemples ci-dessus (7) en retraçant la structure propositionnelle à l'aide d'une formule qui permet de regrouper les arguments (ou participants) de cette proposition (cf. Helbig 1992: 7, qui appelle cela la valence logique). Ainsi, la proposition P avec les arguments X et Y peut être représentée comme suit: P(X,Y). Prenons pour exemple le verbe battre (3a), l'action P y est accomplie à l'aide des arguments X (qqn qui bat) et Y (qch qui est battu). Les différentes significations sont identiques en ce qui concerne le rôle sémantique de X (agens), mais l'acception 'donner des coups répétés' se distingue de l'acception 'frapper pour remuer' par l'argument Y (objet), qui présente une restriction sémantique (le beurre,
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Dans le cas aimer (3c), les différentes significations sont identiques en ce qui concerne le rôle sémantique de X (agens), mais l'acception 'avoir du goût pour qch' se distingue des autres par l'argument Y (objet), qui ne présente aucune restriction sémantique, alors que 'éprouver de l'affection pour qqn' et 'éprouver de l'amour pour qqn' présupposent un argument Y avec les qualités d'un agens, c'est-à-dire 'humain' ou 'humanoïde' (cf. 3.A et 3.B, il paraît qu'on peut 'éprouver de l'amour' pour un chat, mais personne n'éprouve cela pour une abeille). La différence entre 'éprouver de l'affection pour qqn' et 'éprouver de l'amour pour qqn', par contre, concerne le noyau de la proposition. Or, on peut dire que 'éprouver de l'amour', c'est 'éprouver une affection forte', ce qui fait de ce dernier signifié un hyponyme du premier. 'Avoir du goût pour qqch' à son tour, peut être qualifié d'hyperonyme de 'éprouver une affection pour qqn' dans la mesure où son argument fait parti d'un ensemble extensionnel (choses, voire objet) qui inclu celui de 'éprouver de l'affection pour qqn' (êtres humains et humanoïdes). En même temps, l'ensemble intensionnel des traits sémantiques de l'argument hyperonymique est également contenu dans l'ensemble intensionnel de l'argument hyponymique. Cette différence à propos de l'argument se trouve en correspondance avec une différence au niveau du noyau propositionnel dans la mesure où l'affection éprouvée pour les choses est "moins forte". Il s'agit donc là d'une polysémie verticale multiple.
Pour les deux significations du verbe croire (3b), la différence se répercute également au niveau de l'argument Y, puisque la croyance réligieuse n'y accepte qu'un dieu ou un dogme (cf. Petit Robert, s.v. croire: "croire en dieu", "croire à l'Évangile"). Le verbe méditer (3c) semble présenter une constellation semblable, mais à y voir de près, il se distingue de (3b) par le fait que l'acception hyponymique ne demande pas de spécification pour l'argument Y, qui au contraire est même facultatif. On peut paraphraser ses significations comme suit: 'réfléchir' et 'réfléchir profondément'. D'un point de vue sémasiologique, il est intéressant de constater que méditer peut être utilisé avec ou sans complément. Pour boire (7d), il est également possible de ne pas exprimer l'argument Y, mais au niveau sémantique, celui-ci n'est pas facultatif et reste toujours impliqué dans la proposition. Ceci nous mène à la question de la valence du verbe, laquelle devra élucider un problème qui est jusque là resté indiscuté, celui de la distinction entre la variation contextuelle et la polysémie verticale.
Outre la structure propositionnelle du contenu d'un verbe qui correspond à la valence sémantique, on a les fonctions grammaticales qui en émanent, la valence syntaxique (cf. Koch 1991, Helbig 1992, Welke 1988). L'usage d'un verbe dans une phrase comme il aime sa femme, implique non seulement une proposition du type P(X,Y),
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(7') Valence syntaxique et sémantique de verbes à polysémie verticale
a1. | Papa | a battu | Maman / le tapis | 'donner des coups répétés' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Ypatiens/obj | P(X,Y) |
a2. | le cuisinier | bat | les ufs | 'frapper pour remuer (beurre, plâtre, etc.)' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Yobj | P(X,Y); Y = 'masse à remuer' |
b1. | il | croit | son histoire | 'tenir pour vrai ou véritable' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Yobj/patiens | P(X,Y) |
b2. | il | croit | en Dieu | 'tenir pour vrai un mythe religieux' |
S | V | COBL | VS(S,COBL) | |
Xagens | P | Yobj/patiens | P(X,Y); Y = 'instance religieuse ou dogme' |
c1. | mes parents | aiment | le théâtre | 'avoir du goût pour qch' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Yobj | P(X,Y) |
c2. | Marte | aime | la concierge | 'éprouver de l'affection pour qqn' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Ypatiens | P(X,Y); Y = 'être humain ou humanoïde' |
c3. | il | aime | sa femme | 'éprouver de l'amour, de la passion pour qqn' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Ypatiens | P(X,Y); P = 'avec passion' |
d1. | les chercheurs | méditent | un projet | 'soumettre à une profonde réflexion' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Yobj | P(X,Y) |
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d2. | le gourou | médite | 'penser profondément' | |
S | V | VS(S) | ||
Xagens | P | P(X) |
e1. | l'enfant | boit | le lait | 'avaler un liquide' |
S | V | COD | VS(S,COD) | |
Xagens | P | Yobj | P(X,Y) | |
e2. | cet homme | boit | 'prendre régulièrement de l'alcool avec excès' | |
S | V | VS(S) | ||
Xagens | P | (Yobj) | P(X,Y); Y = 'alcool', incorporé |
Les deux significations de battre (7a1-a2') ne
présentent, à côté des différentes restrictions sémantiques pour
l'argument Y, aucune différence dans leurs valences
sémantique et syntaxique. Celles du verbe croire par contre
(7b1-b2') se distingue au niveau de la fonction syntaxique, l'hyperonyme
ayant un complément d'objet direct et l'hyponyme un complément
oblique. Dans le cas du verbe aimer (7c1-c3'), le sens
le plus général (7c1') et son prochain hyponyme
(7c2') se distinguent par une restriction sémantique de
l'argument Y hyponymique (7c2'), la relation entre (7c2') et (7c3')
par contre ne présente pas de distinction valencielle.
La différence des acceptions de méditer (7d1-d2')
est bien plus frappante, car elle se joue sur les deux niveaux
valencielles où l'argument hyponymique Y et le complément
respectif n'existent pas. Ce cas a une certaine ressemblance avec
notre dernier exemple (7e1-e2') dans la mesure où, là
aussi, l'hyponyme n'a pas de complément. Néanmoins,
il y a une nette différence entre ces deux exemples, car
l'argument hyponymique Y de (7e2') ne disparaît qu'apparemment
et demeure incorporé dans la proposition (on peut verifier l'argument
incorporé par une reprise anaphorique du type: il boit
et l'alcool va le ruiner, qui n'est pas possible pour méditer).
Cet analyse nous rapproche du problème de la distinction entre la variation contextuelle et la polysémie verticale pour la raison que, en cas d'ambiguïté propositionnelle, différentes valences syntaxiques d'un verbe sont un indice sûr de polysémie. Ceci est le cas pour (7b'), (7d') et (7e'), qui présentent tous également une nette différence au niveau propositionnel (restrictions sémantiques de l'argument Y de b2 et e2, restriction du noyau propositionnel de d2). Les exemples (7a1-a2') et (7c1-c3') ne montrent aucune variation de la valence syntaxique, qui, dans tous les cas, est VS(S,COD). Pour aimer (7c1-c3') nous avons pourtant des différences sémantiques très marquées: c2 se distingue de c1 par sa restriction 'humain, humanoïde' pour l'argument Y et c3 demande par rapport à c2 le sème propositionnel 'avec passion'. Une considération intuitive de ces distinctions sémantiques nous dit que les acceptions 'éprouver du goût pour qch', 'éprouver de l'affection pour qqn' et 'éprouver de la passion pour qqn' conviennent à des concepts autonomes de notre conscience - il s'agit là même d'idées centrales, puisque notre système conceptuel est anthropocentrique. Il est pour cause incontestable d'y voir des signifiés indépendants et d'en conclure que le verbe aimer présente une triple polysémie verticale. Pour l'exemple battre (7a1-a2') par contre, le manque de marquage syntaxique des différentes significations rend la conclusion difficile. En cas de polysémie verticale, l'acception hyponymique a2 doit correspondre à un propre concept et à un signifié respectif.
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Bien entendu, nous n'avons pas discuté toutes les situations actantielles possibles, mais nous sommes limités aux verbes bivalents. Néanmoins, on a pu reconnaître les dimensions dans lesquelles se déroule la polysémie verticale, c'est-à-dire d'un côté la valence sémantique et syntaxique et de l'autre l'hyponymie au niveau des arguments et de la proposition nucléaire.
Un des résultats principaux de cette étude est qu'une description de la polysémie verticale est impossible si l'on se tient à une seule des théories sémantiques courantes. Une discussion exhaustive de ce phénomène lexical exige au contraire d'avoir recours à plusieurs points de vues théoriques. Cela ne met pas seulement en évidence que l'incompatibilité des différentes "écoles" nuit à la description de la polysémie verticale, on entrevoit également qu'il pourrait être bien plus fructueux que beaucoups le pensent d'essayer sérieusement une intégration des diverses doctrines - allant bien entendu de paire avec un fondement sémiologique consistant. Un des problèmes fondamentaux est la méconnaissance de la double nature des taxinomies, qui servent de mesure aux descriptions métalinguistiques, mais dont on ne peut nier l'impact cognitif. Un certain degré de formalisation de la pensée est incontestable, même si notre conscience est avant tout associative. Il s'avère donc sage de distinguer les signifiés des concepts, voire des désignés, et d'intégrer les vues associatives et formalistes d'une sémantique conceptuelle. Cela pourrait également aider à résoudre le problème fondamental de l'interprétation scientifique de l'ambiguïté lexicale, pour laquelle nous avons pu démontrer que la polysémie est, en tant que conception métalinguistique, un élément descriptif indispensable. Tout compte fait, la polysémie verticale est, de par sa seule existence, un défi lancé envers tous les chercheurs en sémantique lexicale. Relevez-le !
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1 | Koch (sous presse: 13), Gévaudan (1996:30-32). |
2 | N'oublions pas qu'en France le droit de vote n'a été concédé aux femmes qu'en 1944. |
3 | Cf. entre autres Picoche (1986), Schwarz (1992, 1994). |
4 | Dans notre exemple, il faudrait conclure qu'il existe deux signifiants gorge(1) et gorge(2) pour le sens anatomique et le sens géologique et considérer que l'identité formelle de deux mots n'est qu'un hasard, une homonymie. Les différents plans sémiologiques correspondant à nos trois hypothèses sont présentés ci-dessous: |
5 | La polysémie elle-même est, comme le souligne Koch, le résultat d'une "ratification linguistique" (sous presse: 10-12). Par conséquent l'inventaire des mots polysémiques varient selon le caractère typologique d'une langue respective (p.ex.: plus une langue est flexionnelle, moins elle a de mots polysémiques). Ceci vaut également pour l'inventaire des homonymes (p.ex.: plus l'inventaire phonétique est restreint, plus il y a d'homonymes), qui néanmoins est toujours nettement inférieur à celui des polysémies. |
6 | En revanche, pour l'abeille il n'y a pas de polysémie verticale, car chacun des trois "sexes" a un propre nom (même si bourdon ou faux bourdon ne semblent pas être une dénomination très stable). |
7 | Par contre, la forme dérivationnelle souriceau implique le mot souris dans une autre polysémie verticale, puisque qu'il s'agit d'un hyponyme marquant l'âge. |
8 | Les différents systèmes conceptuels (quotidien vs. expert, c'est-à-dire simple vs. compliqué) se côtoient dans la conscience d'une même personne (cela correspond à la théorie des hedges, cf. Taylor 1989: 75-80). |
9 | Cf. Lutzeier 1990: 10. |
10 | Cf. Trier (1934), Porzig (1934), Hjelmslev (1957), Coseriu (1964: 161f.), Pottier (1968), Geckeler (1971: 86-100). |
11 | Pour couleur c'est la discontinuité entre nom et adjectif qui est inconciliable avec une relation hyponymique, pour metier l'inclusion n'est pas donnée du côté intensionnel comme du côté extensionnel. |
12 | Cf. la citation du Petit Robert s.v. fumer qui provient du célèbre docteur anti-drogue (donc expert) Olievenstein: "un concert où tout le monde fume ou prend de l'ecstasy". |
13 | Dans la recherche cognitive, les approches plutôt formalistes sont représentées entre autres par les travaux de Lindsay/Norman (1972), Kintsch (1974, 1977), Rumelhart/Norman (1985), les conceptions plutôt associatives par Anderson/Bower (1973), Schank (1977, 1985), Anderson (1983). Pour la sémantique linguistique, Kleiber analyse clairement les avantages et les inconvenients des deux approches. Sa comparaison des principes associatifs de la sémantique du prototype avec la définition "aristotélicienne" en conditions nécessaires et suffisantes (1990: 20-43) met à jour autant la rigidité de l'approche logique que le vague des interprétations radicalement associatives de la sémantique du prototype. |
14 | L'essai d'interpréter l'inclusion conceptuelle sur la base de la similarité doit échouer, car s'il en était ainsi, il n'y aurait aucune raison de distinguer les relations hyponymiques des relations métaphoriques. |
15 | Pour les verbes, bien plus polysémiques que les noms, il faut se limiter à choisir entre les signifiés disponibles. Ceci est le cas pour (7a-c) qui présentent davantage d'acceptions lexicalisées. |